La permanence entre en gare
SNCF rouvre une ancienne gare à tous les publics et tente de la transformer en lieu de vie et d’expérimentation collective
Rédaction : L’École du terrain
Entretiens avec Mathilde Tournyol du Clos et Gilles Thomas
Commanditaire : SNCF Immobilier
Partenaires de la permanence et de l’étude de faisabilité en actes : SNCF Immobilier, Banque des Territoires Occitanie, Communauté de communes du pays de Lunel, Ville de Lunel, Mathilde Tournyol Du Clos, la Preuve par 7
Architectes en permanence : Mathilde Tournyol du Clos (depuis 2021) via la convention partenariale ; Jacques Garnier (la Preuve par 7, décembre 2019 – janvier 2020)
Budget de la permanence (rémunération de l’architecte en permanence, activités et travaux de mise en usage) : 30 000€ en 2020 (SNCF Immobilier), puis 90 000€ TTC pour quinze mois (2021-2022) financés par la Communauté de Communes du Pays de Lunel (35 000€), SNCF Immobilier (30 000€) et la Banque des Territoires (25 000€) pour l’étude de faisabilité en actes
Maîtrise d’ouvrage des travaux réalisés : SNCF Immobilier
Coût des travaux : 35 000€ dans le cadre de la permanence en 2021-2022, reste des travaux en cours d’études
2018 : premiers échanges de la Preuve par 7 avec SNCF Immobilier autour du projet d’expérimentation dans les bâtiments des gares désaffectés
2018-2020 : travaux du Pôle d’Échange Multimodal qui dégagent la perspective sur l’ancienne gare, redécouverte par les LunelloisES
Décembre 2019 – Janvier 2020 : première permanence de Jacques Garnier dans la gare en activité et première étude de faisabilité
Été 2021 : arrivée de Mathilde Tournyol du Clos comme nouvelle permanente ; travaux de remise en usage de l’ancienne gare par SNCF Immobilier sur la base des propositions de la permanente et de la Preuve par 7
Septembre – Octobre 2021 : ouverture de la permanence, étude de faisabilité en actes (rendu intermédiaire en avril 2022)
Octobre 2022 : remise de l’étude de faisabilité en acte et programmatique. Prolongement en cours de la convention pour la permanence pour 2022-2023 en vue d’établir les futures modalités de gouvernance et le modèle économique de l’ancienne gare avec un plan d’investissement
« Je proposerais bien une bibliothèque sur l'histoire du rail en France. Et vous ? ». Mathilde Tournyol du Clos, la permanente architecte, et les permanents qui l’assistent, répondent qu’ils et elles sont plutôt là pour soulever les idées des habitantEs dans cette ancienne gare à rénover dont ils et elles travaillent d'abord à cerner la mémoire. Voilà ce qu’ils et elles expliquent à ce « vieux citoyen de Lunel », où sa famille s’est installée en 1962 arès avoir quitté l’Algérie. En grandissant, il devient agriculteur, propriétaire d'un terrain près de Sommières où, le vin ne faisant pas vivre à l'époque, il se diversifie dans les pommes, les pêches et les melons. Quand il boit son café le matin au café de la Poste, il discute avec l'écrivain Lawrence Durrell qui carbure déjà au whisky. À 40 ans, incapable de rembourser ses crédits, il vend son terrain. Malgré les années, il se souvient encore du chef de gare à Lunel.
La grande bâtisse en pierre avec son double escalier au bout de l’avenue Victor Hugo est donc bien une affaire de mémoire. Lunel a toujours été vue comme une marge entre deux villes équidistantes, Nîmes et Montpellier, à un quart d’heure en train. En marge, elle l’est : dernière ville de l’Hérault à la frontière du Gard avec qui elle partage pourtant davantage la culture (les arènes, les courses taurines…), Lunel a vu sa population tripler depuis les années 60 à mesure que son centre se vidait de ses commerces. Mais, sans remonter jusqu’à l’époque médiévale où, important centre philosophique juif, elle était cette « petite Jérusalem » dont l’école de médecine aurait initié celle de Montpellier, on peut aussi voir Lunel comme un nœud, du fait justement de sa position intermédiaire qui relie les habitants de cette partie du Languedoc. C’est d’ailleurs tout l’objectif de ce nouveau pôle d’échanges multimodal de la gare de Lunel inauguré en 2020, emprunté chaque jour par plus de 3 000 voyageurs, et dont l’aménagement a permis de révéler, cachée derrière son rideau d’arbres, l’ancienne gare attenante qui nous occupe, fermée depuis 2014.
Propriété de SNCF Voyageurs1, qui ne peut ni la vendre ni la détruire puisqu’il s’agit d’un ouvrage d’art de soutènement aux voies de chemin de fer encore en activité, l’ancienne gare a déjà eu plusieurs vies : logement du chef de gare, centre de formation, logements de cheminots. Il est exemplaire des 6 000 bâtiments désaffectés propriété de SNCF, et plus généralement de tous ces anciens lieux de service public, écoles, hôpitaux, banques, postes, qui ont construit des identités locales mais sont aujourd’hui en jachère. L’ancienne gare a beau s’inscrire dans un projet de réaménagement plus large (le pôle d’échanges multimodal, donc, et l’ancienne rotonde de l’autre côté des voies), ni SNCF ni la ville de Lunel n’ont de projet pour ce bâtiment.
Dès lors, comment réhabiliter un tel lieu, au double sens de le remettre en état mais aussi de le rouvrir aux habitantEs, de lui redonner droit de cité et d’estime publique ? Comment trouver à ce bâtiment public de nouveaux usages en harmonie avec les modes de vie et de déplacement contemporains ? La permanence architecturale devient le projet : une architecte s’installe dans un des anciens appartements rénovés pour l’occasion et rouvre progressivement le bâtiment au public aux fins d’y tester des usages et de l’aménager au fur et à mesure. Cette manière de faire ne permettrait-elle pas de réparer le lien entre les habitantEs et leur patrimoine et d’innerver à nouveau un centre-ville peu à peu délaissé ?
Pour SNCF Immobilier, l’entité qui assure la maintenance, la gestion et la valorisation du patrimoine de SNCF, l’un des plus grands propriétaires fonciers de France, la manière de conduire la réhabilitation de l’ancienne gare représente un changement de pratique, une expérimentation qui pourrait faire école, au sein de l’entreprise ou plus généralement. Mobiliser le foncier public et institutionnel est un sujet clef pour répondre aux enjeux de la fabrique de nouveaux espaces collectifs de vie et de travail et participe à inventer d’autres modèles de gestion et de gouvernance du foncier au service de l’intérêt général. A Lunel, comment donc expérimenter une programmation2 en actes, ouverte aux acteurs du territoire, afin de déléguer cette ancienne gare en gestion collective et partagée ?
La permanence architecturale permet de définir de nouveaux usages au bâtiment et de fédérer les acteurs et actrices autour de cette démarche
« Mon métier c’est de remettre de la vie dans des friches industrielles, là où elle a disparu », s’exclame Gilles Thomas, responsable des sites stratégiques à la Direction Immobilière Territoriale Grand Sud de SNCF Immobilier. Après la « révélation » de l’ancienne gare, disparue du paysage de Lunel depuis des années, l’entreprise, qui n’a pas de projet précis pour le bâtiment, va pouvoir « prendre un peu de champ » grâce à sa rencontre avec la Preuve par 7 et « imaginer une autre manière de faire » pour réhabiliter son patrimoine immobilier.
Fin 2019, SNCF Immobilier met à disposition de la Preuve par 7, via une convention d’occupation précaire3 à titre gracieux, un petit local vacant dans le bâtiment voyageur de la gare actuelle, où s’installe l’architecte Jacques Garnier. Deux mois durant, cette « pré-permanence » permet de s’enraciner et de tisser les premiers liens avec les habitantEs et les actrices et acteurs locaux. Cette expérience fait déjà école puisque le local attenant à la gare, que la « pré-permanence » de Jacques a révélé, accueille désormais un restaurant, dans le cadre du programme « 1001 gares » développé par SNCF Gares et connexions. Surtout, elle accélère le désir d’agir autour de l’ancienne gare : alors que le principe d’une permanence plus longue et de travaux n’est pas confirmé, le chantier de nettoyage d’un premier appartement, réalisé par le chantier d’insertion de la Régie des Territoires de Lunel4, commence après seulement un mois d’ouverture de la « pré-permanence » et permet de mettre le « pied dans la porte » du bâtiment de l’ancienne gare.
Au printemps 2020, alors que l’installation de la permanence dans l’ancienne gare va bientôt débuter, Charlotte Girerd, alors directrice Projets et développement et Gilles Thomas, les deux chevilles ouvrières du projet pour SNCF Immobilier, racontent comment cette « pré-permanence » dans la gare actuelle a transformé leur vision du projet et leur a donné des arguments en interne pour convaincre de l’intérêt de cette nouvelle voie :
Charlotte Girerd : « Ce que nous avons effectué sur ce lieu, et que d’autres ont suivi en interne, a été conditionné par le fait qu’il y ait eu cette première petite permanence, une « pré-permanence ». Ce qui n’aurait certainement pas eu lieu en fait, c’est accepter l’incertitude programmatique comme une des données d’entrée du projet. L’incertitude voire l’impossibilité de faire. Parce qu’a priori, sur le papier, ce bâtiment ne peut pas porter du projet. Donc, de faire de l’incertitude ou de l’impossibilité un avantage concurrentiel pour faire sortir un projet, c’est pour SNCF vraiment intéressant. Je pense que dans le contexte post-covid, l’incertitude pourrait devenir presque une valeur ».
Gilles Thomas : « Je crois que la pré-permanence nous a convaincu de la nécessité du temps long. On s’autorise à se donner du temps et à avoir cette approche différente. On va attaquer les travaux de la permanence. Il va falloir rapidement arbitrer de notre côté entre de l’investissement sur un bâtiment sur lequel on n’a pas de destination - dans le sens habituel - alors qu’en parallèle, on réduira un budget sur un autre bâtiment dans lequel il y a des activités immédiates. Il y a toujours ces choix difficiles à faire, donc il faudra rapidement un modèle économique pour sortir de là ».
Charlotte Girerd : « Cette liberté dont on parlait, cette vision, on la situe forcément dans un temps qui est fini, dans 24 mois par exemple. Ça ne pourra pas durer plus que ces 24 mois. Et en même temps, il faut absolument que ça donne quelque chose au sens où comment tout ce qu’on aura rassemblé et pensé sur Lunel peut aider d’autres de nos sites ou de nos projets. Ça, c’est très important. Il faut qu’on puisse trouver un système qui est à la fois très ouvert et en même temps bien défini, pour qu’on puisse le transmettre à quelqu’un. Il faut qu’on s’applique pour avoir le meilleur effet, sur site et hors site. Pour ça, il s’agit sûrement d’élaborer non pas un modèle reproductible mais plutôt des outils réutilisables ».
La permanence se situe aujourd’hui dans l’un des appartements (70 m2) de l’ancienne gare qui en compte près de six fois plus au total.
Six partenaires se sont réunis autour de la table pour rendre possible cette démarche expérimentale où enjeux locaux et nationaux se rejoignent : SNCF Immobilier, à l’origine du projet ; la Ville et la Communauté de Communes du Pays de Lunel, les deux collectivités politiques du territoire ; la Banque des Territoires, qui soutient les expérimentations de développement local ; la Preuve par 7, « tiers de confiance » et accompagnateur de la démarche ; et Mathilde Tournyol du Clos, architecte installée à Montpellier et permanente dans l’ancienne gare.
Depuis la « pré-permanence » dans la gare actuelle en 2019 jusqu’à la signature de la convention entre ces six partenaires à l’automne 2021, deux années se sont écoulées. L’engagement des partenaires s’est ciselé dans un temps long, entre la ville et l’intercommunalité dont les compétences s’enchevêtrent, puis entre les collectivités et le propriétaire, SNCF Immobilier. La Preuve par 7 a du, en effet, convaincre chacunE d’élargir le champ des possibles quant à la programmation architecturale et aux montages économiques mais aussi de contribuer au financement d’une permanence sur un bâtiment de SNCF, et ce dans une logique de mise au service d’un territoire plutôt que de valorisation immobilière immédiate portée par le seul propriétaire.
Après ce travail de longue haleine mené par SNCF Immobilier avec la Preuve par 7 pour réunir ces acteurs et actrices, le pilotage partenarial porte ses fruits : « Avoir autour de la table tous ces acteurs et actrices qui sont décisionnaires est un atout, explique Mathilde Tournyol du Clos. Par exemple, le parvis devant l’ancienne gare appartient à SNCF mais il est sous gestion de la Communauté de communes. Si je voulais faire quelque chose dessus, il faudrait que je fasse une demande à la Communauté de communes, qui ensuite devrait faire une demande à SNCF, pour ensuite que SNCF revienne à la Communauté de communes et que la Communauté de communes revienne à moi. Être en contact direct avec les partenaires, lors de notre réunion mensuelle de comité technique, me permet d’avoir un accord ouvert, toute l’année pour pouvoir faire de l’expérimentation sur ce parvis. Ces gens, qui ont cette capacité de dire « oui on le fait » et d’avoir des réponses rapides me permettent d’aller beaucoup plus vite. Les personnes décisionnaires ne sont pas obligées de passer par tout l’arbre hiérarchique de leur structure. De plus, le fait d’avoir les différentEs interlocuteurs et interlocutrices autour de la table engendre des discussions ».
La permanence architecturale relève la mémoire d’un lieu et en invente les futurs usages
Installée depuis septembre 2021 dans une partie de l’ancienne gare, la permanence est tenue par Mathilde Tournyol du Clos, architecte, « vieille permanente », selon ses mots, qui depuis 22 ans qu’elle suit le travail de Patrick Bouchain, « a eu le temps d’intégrer cette matière et de se casser les dents en essayant de faire seule ». Son parcours est atypique : son diplôme d’architecte l’a emmené à Buenos-Aires, dans un quartier régulièrement inondé où elle a « impliqué les habitantEs aux questions de l’eau et ainsi requalifié leur rapport à leur quartier ». En parallèle de son activité d’architecte, elle a travaillé avec une compagnie de danseurs, danseuses et de comédienNEs et co-fondé une école de pédagogie alternative. Autant de rapports pluriels noués avec la société qui irriguent aujourd’hui son travail de permanente : « Quand on est permanent, dit-elle, il faut avoir plusieurs casquettes et ne pas craindre l’imprévu. C’est ce que le spectacle vivant m’a beaucoup enseigné, notamment par l’improvisation, en intégrant les accidents dans les représentations en public. Et ce lâcher-prise, tout en posant un cadre, permet de laisser place à l’improvisation. Même quand c’est subi, on l’accepte et on l’intègre ».
La permanence architecturale, son indispensable implantation locale, habiter un lieu en (re)devenir comme un cadre pour, ensuite, déclencher les désirs accidentels et les idées inattendues, rejoindrait ainsi l’un des mantras de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, « Il n’y a pas de liberté dans la liberté. Il n’y a de liberté que dans la structure ». Le hasard de ce dernier mot peut justement s’entendre au sens propre de la structure d’un bâtiment ou d’un projet.
AucunE des permanentEs de l’ancienne gare (Mathilde Tournyol du Clos ; Antoine Chanteau, Tom Crétin, Darius Tardy, étudiants en école d’architecture à Montpellier ; Damien Cotonea, étudiant en design à l’université de Nîmes et tous et toutes permanentEs à temps partiel) n’habitent Lunel : tous et toutes vivent dans « la grande ville » (Montpellier ou Nîmes). Or, si, comme le dit Mathilde, « cela peut être un avantage d’habiter à Montpellier depuis 13 ans, il faut faire attention à ce que cela ne devienne pas un écueil ». Il est, en effet, rare qu’unE permanentE architecturalE ait une connaissance personnelle et professionnelle si ancienne du territoire qu’il ou elle occupe. Mais Lunel n’est pas Montpellier.
Maintenant que cette permanence plurielle est quotidienne, qu’il est donc possible de communiquer sur des horaires, son premier travail peut commencer : « Il y avait ce flou en lisant les archives et en discutant avec les gens, raconte Mathilde. Les habitants ne voyaient pas ce bâtiment. Il a été révélé par les travaux du pôle d’aménagement. Il nous semblait donc crucial d’étudier la mémoire passée mais aussi la mémoire vivante. Des gens sont venus nous voir, d’anciens cheminots, pour nous dire qu’ils avaient habité dans ces logements. On essaye de collecter ces informations pour avoir un portrait sous différents prismes pour raconter ce lieu ». Car ce qu’on appelle commodément l’ancienne gare n’en est plus une depuis longtemps. En 1935, elle n’accueille plus de voyageurs et voyageuses mais devient une gare-école pour former les cheminots avant, en 1968, d’être transformée en quatre logements. Faire sourdre la mémoire d’un lieu ancien tout en le retissant avec celle des habitantEs est donc le premier objectif de cette permanence.
Identifier les usages du lieu fait naître une réflexion sur son hospitalité. L’ancienne gare occupe, en effet, « une position stratégique, qui la rend centrale et liée à une mobilité, à un service. Quand on réfléchit à un lieu comme ça, se pose la question : qu’est-ce qu’un lieu hospitalier ? ». C’est d’abord l’enjeu de l’appartement qui accueille la permanence mais plus largement de tout le bâtiment et de ses abords. Comment rendre ce lieu le plus « domestique » possible, ni effrayant, ni intimidant « avec cet escalier monumental qui empêche les personnes à mobilité réduite d’y accéder et limite les venues spontanées » ? Comment étendre son espace d’action, comme le fait souvent la permanence architecturale, au parvis devant l’ancienne gare, peu commode et peu utilisé ? « Il y a un endroit où les enfants jouent au ballon, un autre où les gens, sans chaise ni banc, vont se serrer dans un mètre carré d’ombre pour manger leur sandwich ».
La permanence remaille aussi l’ancienne gare avec la ville, ses acteurs et actrices, publics ou associatifs, et ses lieux, d’insertion, de formation, de culture, de sport ou de paysage. Grâce à cette constellation, elle relance ainsi certains des anciens usages du bâtiment afin de les éprouver aujourd’hui. L’ancienne gare fut un espace d’accueil ? Les permanentEs y organisent un apéro mensuel autour d’une carte et d’une maquette pour discuter avec les habitantEs du devenir du lieu. L’association Au p’tit rendez-vous y déploie, sur quelques jours, un café associatif et une dégustation de soupes avant d’animer une journée bien-être (massage, méditation…). Le bâtiment fut une gare-école ? Encadrés, là encore, par des actrices et acteurs locaux, plusieurs ateliers y sont organisés : l’association APS 34 s’installe sur le parvis deux jours par mois et forme des jeunes en difficulté à la réparation de vélos. La Maison Jean-Jacques Rousseau, un lieu géré par la municipalité à cinq minutes de l’ancienne gare, a pu y tenir deux ateliers autour de la parentalité et de la ville idéale dessinée par les enfants. Deux formateurs et formatrices du Plan local pour l’Insertion et l’emploi (PLIE) ont accueilli une vingtaine de personnes éloignées de l’emploi pendant une semaine dans la permanence. Des expositions, artistiques ou sur l’histoire de la gare, se montent dans la permanence ou sur le parvis. Un photographe local y a même trouvé un lieu propice pour faire des portraits de passantEs en vue de sa prochaine exposition.
Contractualiser avec SNCF pour mobiliser du foncier public
Des occupations temporaires portées par le projet « Place de la Gare » (anciennement « 1001 Gares ») à celles en amont des projets urbains (quartier Bercy-Charenton à Paris, La Cité Fertile à Pantin), SNCF est déjà un acteur important de l’aménagement urbain. Pour SNCF Immobilier, le projet de Lunel est une nouvelle expérimentation amenée à être reproduite parmi ses 3000 autres gares désaffectées : la mise à l’épreuve d’un bâtiment vacant par ses usage(r)s aux fins d’une gestion collective, publique ou privée, mais dans l’intérêt général. Mais c’est aussi un changement de pratique qui a conduit l’entreprise à adopter ici de nouveaux outils en vue de pérenniser l’expérience.
« Là on rentre dans une mayonnaise juridico-administrative, raconte Gilles Thomas, de SNCF Immobilier, fin 2021. Il nous fallait un support juridique de contractualisation entre Mathilde Tournyol du Clos, la permanente de la Preuve par 7, et nous [pour la mise à disposition d’une partie de l’ancienne gare]. Habituellement on fait des conventions d’occupation temporaire, c’est-à-dire une mise à disposition du domaine public encadrée par le Code général de la propriété des personnes publiques. Il se trouve que Mathilde Tournyol du Clos est arrivée à une période de mutation d’une partie de notre domanialité foncière5. Le terrain qu’occupe Mathilde n’est donc plus un domaine public ferroviaire mais un domaine privé ferroviaire. Tout d’un coup, même avec la meilleure volonté du monde, on s’est retrouvé coincéEs puisque nous n’avions plus d’outil juridique adapté. Il a fallu en quelques mois imaginer un autre outil issu du Code civil : le prêt à usage. Ça n’est pas un outil novateur puisqu’il est prévu par le Code mais nous ne l’avions jamais utilisé et il a fallu l’adapter à SNCF. C’est le premier que nous avons signé en France ».
Le modèle du prêt à usage est désormais réplicable, et ce travail à double échelle (du local vers le national, et retour) est l’atout d’un partenariat avec un acteur d’envergure nationale. Dans la lignée de ce qui avait été convenu pour le petit local de la « pré-permanence », la mise à disposition se fait ici aussi à titre gracieux, et le recours à un « prêt à usage », gracieux par essence, entérine ce dispositif. Surtout, il confirme que, pour faciliter l’expérimentation d’une programmation d’intérêt général par des acteurs et actrices de la société civile, le renoncement (ou la forte minoration) initial et temporaire à un loyer par le propriétaire sur son patrimoine vacant est primordial.
La valeur d’usage, ainsi remise au cœur de la politique patrimoniale d’un propriétaire public, permet, en lien étroit avec la programmation de l’équipement, d’explorer des modèles économiques aux fins de « valoriser » ce qui n’est pas financier. Le lien en est aussi reconfiguré avec les responsables politiques à l’échelle locale, qui restent dépositaires de l’intérêt général et des valeurs d’usages engendrées. Le « tour de table » instauré par la convention de partenariat est d’ailleurs éloquent : un propriétaire foncier national s’investit dans une politique locale de développement tandis que deux collectivités accompagnent et financent pour partie une démarche sur un bien dont elles ne sont pas propriétaires. Le jeu habituel des acteurs et actrices est en quelque sorte rebattu.
Cette expérimentation interroge donc une politique de cession réalisée d’ordinaire en fonction des charges foncières ou au gré de programmations plus ou moins innovantes proposées lors d’Appels à manifestations d’intérêt, mais qui ne pourront répondre spécifiquement, par nature, à cet intérêt général local.
Reproduire cette expérience est complexe mais peut justement inciter SNCF Immobilier et SNCF dans son ensemble à ouvrir une troisième voie, complémentaire de la gestion en régie ou de la cession pure et simple, déjà souvent accompagnée d’un projet d’occupation temporaire.
Nous l’avons dit, parce qu’elle sert de soutènement à des voies qui ne peuvent aujourd’hui être vendues, l’ancienne gare de Lunel est un patrimoine à capital négatif, qui coûte de l’argent sans pouvoir être cédé. Mais si le capital n’est plus assis sur une valeur locative, financière mais sur une valeur d’usage, sociale, il pourrait être retourné et devenir positif. Le cas de Lunel pourrait ainsi nourrir les réflexions actuelles sur les dissociations et les démembrements du foncier, sur les modèles de délégation public-privé-communs et sur l’émergence des foncières citoyennes. Si SNCF Immobilier change de paradigme et devient, au long cours, aménageur de projets urbains sur la majorité de son patrimoine (à l’image de sa filiale d’aménagement et de promotion Espaces ferroviaires), acceptera-t-il ces jeux de péréquation financièrement moins valorisés ? A l’instar de la déconsommation, qui vise à diminuer le consumérisme ambiant, ne pourrait-on imaginer une définanciarisation, une dérentabilisation financière du foncier public dès lors qu’il est partagé et piloté par une gouvernance collective ? Et retrouver ainsi une certaine idée du commun, dans ces biens communs que sont nos gares et notre patrimoine ferroviaire.
Ce déplacement d’une valeur locative vers une valeur sociale des actifs patrimoniaux ouvre, pour SNCF Immobilier, des questionnements à grande échelle sur les attendus de la valorisation patrimoniale, sur son métier d’aménageur et d’acteur du développement territorial. « Tout l’enjeu, pour SNCF, dit Gilles Thomas, est donc, à partir du cas lunellois, de faire école en interne afin que cette expérience puisse se reproduire au maximum. Le métier de SNCF Immobilier est justement d’adapter la démarche à chaque typologie de patrimoine. Cette position transversale nous permet d’être ouvert à des expérimentations comme celle de Lunel ». Mais derrière le discours, il reconnaît la difficulté d’adapter cette démarche à l’organisation interne particulièrement complexe de SNCF. « La vision du grand public est celle d’une SNCF unique mais aujourd’hui ce sont cinq SA (sociétés anonymes) à capitaux publics qui composent SNCF, et chacune est responsable de son patrimoine. Rien qu’à Lunel, les quais appartiennent à SNCF Gares et Connexions, l’ancienne rotonde en face était à SNCF Réseau et l’ancienne gare à SNCF Voyageurs ». Envisager une dissociation ou un démembrement du foncier sera-t-il plus aisé avec une entreprise qui dissocie déjà son patrimoine en plusieurs filiales ?
Travailler avec une entreprise de la taille de SNCF ne va donc pas sans contraintes. Mathilde Tournyol du Clos raconte la « bataille des fenêtres » menée lors de la réouverture de la permanence. Les fenêtres du premier appartement qui sert de permanence n’étaient plus aux normes. Situées à moins de trois mètres des caténaires (ce qui était déjà le cas lorsque des cheminots y habitaient), leur ouverture est aujourd’hui considérée comme dangereuse.
Or, « une des particularités de SNCF est qu’elle doit respecter des normes particulières pour faire des travaux dans les bâtiments qui lui appartiennent. Elle doit passer par des entreprises qui établissent des marchés nationaux. Ces entreprises ont été formées pour faire des travaux en toute sécurité dans leurs bâtiments, quelque soit le degré de risque. Dans le cas de l’ancienne gare, je pensais qu’une fois que l’on avait mis des fenêtres avec des châssis fixes, il n’y avait plus de risques.
Mais on ne peut pas faire ça comme ça. Dans la mesure où il s’agit d’un bâtiment appartenant à SNCF et qu’il est au bord des voies ferrées, il faut obligatoirement passer par une entreprise qui soit habilitée par SNCF pour faire ces travaux. Et comme elles sont habilitées, elles sont beaucoup moins disponibles et beaucoup plus onéreuses. Alors que je suis architecte, je ne pouvais donc pas m’occuper des travaux, même si mon rôle de permanente me permet aujourd’hui de guider, de conseiller, de participer. J’ai vécu cette période étrange où des travaux étaient prévus, avec un budget, mais personne n’avait les descriptifs des travaux, ni les devis. Personne ne savait ce qui allait être fait, ni quand ».
Finalement, les trois fenêtres de la permanence - et trois autres dans l’appartement voisin afin de préparer dès à présent la suite de l’ouverture - ont été posées et offrent un saisissant effet d’ouverture : avec une large vue sur les voies ferrées à seulement quelques mètres, on ne distingue parfois plus bien, assis à l’intérieur de la permanence, le dehors du dedans. Le passage des trains rythme désormais le travail.
Au vu des enjeux soulevés pour chacunE des acteurs et actrices, 15 mois, c’est peu pour une permanence. Au mitan de l’expérimentation, Mathilde et son équipe ont synthétisé les projections racontées, dessinées, maquettées par les habitantEs au fil des nombreux ateliers organisés dans l’ancienne gare. Le bâtiment pourrait accueillir un café avec terrasse sur le parvis, un atelier de réparation de vélos, un musée du rail, des espaces dédiés à l’apprentissage et à l’insertion, des hébergements d’urgence. La permanence a également réfléchi à une gouvernance qui associerait les usagers du lieu et les acteurs et actrices déjà parties prenantes du projet, financée par des ressources propres et par des soutiens publics et privés. Un projet centré sur la formation (au numérique, par exemple, survivance d’une des fonctions originelles du bâtiment), la mobilité, la convivialité et la culture. La poursuite de l’expérimentation passera nécessairement par une « pérennisation » de la permanence, ou plutôt de l’appropriation et de la mise en usage du bâtiment de l’ancienne gare.
Premier prêt à usage signé par la SNCF aux fins de mettre à disposition de l'architecte en permanence une partie des locaux de l'ancienne gare de Lunel à titre gracieux.
Convention partenariale établissant les rôles et les contributions de chacun des six acteurs de la permanence architecturale dans l'ancienne gare de Lunel : SNCF Immobilier, à l’origine du projet ; la Ville et la Communauté de Communes du Pays de Lunel, les deux collectivités politiques du territoire ; la Banque des Territoires, qui soutient les expérimentations de développement local ; la Preuve par 7, « tiers de confiance » et accompagnateur de la démarche ; et Mathilde Tournyol du Clos, architecte installée à Montpellier et permanente dans l’ancienne gare.
- SNCF Voyageurs est l’une des cinq sociétés anonymes à capitaux publics qui composent aujourd’hui le groupe public unifié SNCF.
- Document écrit dans lequel le maître d’ouvrage définit l’ensemble des objectifs d’une opération. Le contenu du programme présente les idées directrices de l’opération, clarifie les enjeux sociaux, culturels, économiques, établit une hiérarchie des objectifs, donne une définition des performances à atteindre. Il indique les principes de fonctionnement, l’affectation des espaces, les objectifs qualitatifs, les contraintes de délais et de coûts. Les programmistes sont les professionnelLEs qui assistent le maître d’ouvrage dans l’élaboration de ce programme. Cette programmation peut aussi se réaliser in situ, en actes, en mettant en œuvre par le biais d’une permanence architecturale une programmation ouverte. Ainsi, la personne qui mène la permanence, souvent architecte, se met au service de la communauté politique, usagère et habitante pour bâtir le programme.
- L’occupation temporaire d’un lieu s’inscrit dans un cadre légal et réglementaire qui varie selon la nature du projet et du site (régime de propriété et domanialité, espace bâti, non bâti ou mixte, …), le contexte géographique, politique, administratif, la temporalité du projet développé ou encore la vocation du lieu (accueil du public, espace de travail,…). Dans tous les cas, elle est formalisée dans le cadre d’un contrat entre propriétaire et occupantE qui peut prendre différentes formes : convention d’occupation précaire, prêt à usage, autorisation d’occupation temporaire avec droits réels,…
- Structure associative d’insertion par l’activité économique dont l’objet social est le développement économique, social et culturel du territoire (en zone rurale) pour lequel elles agissent.
- Depuis le 1er janvier 2020, SNCF n’est plus une entreprise publique mais un groupement de cinq sociétés anonymes à capitaux publics.